LSE Institute of Global Policy
Les Inégalités dans l’éducation
Carlo Barone, Sciences Po, Full Professor
Denis Fougère, Agnès van Zanten,
Directeurs de recherche au CNRS, Sciences Po, OSC (Observatoire Sociologique du Changement)

Dans les sociétés d’éducation de masse, la scolarisation dans le primaire et le secondaire est quasiment universelle. Les inégalités sociales sont par conséquent plus visibles lors de la transition vers l’enseignement supérieur, ainsi que dans la durée et la qualité des programmes de troisième cycle choisis par des étudiants d’origines sociales différentes. Dès lors, il semble naturel de promouvoir l’égalité dans l’éducation en se concentrant sur les barrières économiques et culturelles auxquelles sont confrontés les titulaires du baccalauréat.

Or il s’agit là d’une illusion d’optique. Les inégalités deviennent visibles dans l’enseignement supérieur, mais elles sont créées bien plus tôt. Partout, l’enseignement secondaire se divise entre filières générales et professionnelles. En Europe continentale, cette division correspond à des différences de profil entre les établissements, tandis que dans les pays anglo-saxons et scandinaves, elle est apparente dans des différences entre les programmes d’enseignement d’un même type d’établissement. Mais la configuration est la même partout : l’enseignement général offre une bien meilleure formation pour accéder à l’enseignement supérieur, favorisant ainsi les chances d’admission (et de réussite) dans les meilleurs programmes d’enseignement de troisième cycle. Les étudiants des classes supérieures et d’origine nationale sont largement surreprésentés dans les filières générales.

Certes, les mesures visant à favoriser l’égalité à l’issue du cycle d’enseignement secondaire sont importantes, en particulier l’accompagnement qui conjugue soutien pédagogique et des informations relatives à l’enseignement supérieur. Mais le problème réside dans le fait que ces mesures arrivent trop tard, au moment où les aptitudes et les aspirations des étudiants diffèrent déjà de façon très significative. Les interventions tardives peuvent avoir des effets à la marge, mais il est désormais de plus en plus clair que les programmes d’orientation précoces aidant l’élève à choisir son cursus dans l’enseignement secondaire sont plus efficaces. De trop nombreux étudiants ayant de bons résultats scolaires et issus de familles défavorisées échouent à faire des choix ambitieux en deuxième et troisième cycles. Ces étudiants, ainsi que leurs parents, tendent à surestimer les risques d’échec scolaire. Ils limitent donc leurs ambitions et finissent par choisir des cursus plus courts et plus appliqués. Les actions d’orientation par petites touches peuvent corriger leur perception et soutenir leurs aspirations avant qu’il ne soit trop tard.

Mais nous pouvons prendre encore d’avantage de recul. De nombreux enfants issus de la classe ouvrière échouent à accéder aux filières d’enseignement général parce qu’ils ont des résultats insuffisants à l’école primaire et au collège. Et il est possible d’aller encore plus loin : quand les élèves entrent dans le primaire, les inégalités sont déjà très prononcées. Les données longitudinales sur les écarts d’aptitudes tout au long de la vie sont sans équivoque : ces écarts se creusent rapidement pendant les années précédant l’école primaire, avant de se stabiliser ou de continuer à se creuser (moins on a acquis de connaissances, moins on peut apprendre). Les inégalités relatives à la stimulation linguistique et cognitive reçue durant la petite enfance, lorsque le cerveau est particulièrement plastique, sont un facteur-clé d’inégalités ultérieures pour ce qui est du niveau d’instruction. Les foyers les moins éduqués échouent à stimuler suffisamment leurs enfants.

Certes, il est important de favoriser la garde d’enfants. Et il est encore plus important de favoriser un accueil de la petite enfance qui soit de bonne qualité et financièrement abordable. Les résultats des études sur l’efficacité de ce type de politique publique sont aujourd’hui plutôt convergents. Des suivis de long terme relatifs à de grands programmes publics aux États-Unis, en Europe et en Amérique latine, mais aussi des études plus récentes sur les crèches publiques, montrent que ces mesures précoces améliorent la situation des jeunes enfants, notamment ceux qui sont issus de familles défavorisées.

Les interventions tardives peuvent avoir des effets à la marge, mais il est désormais de plus en plus clair que les programmes d’orientation précoces aidant l’élève à choisir son cursus dans l’enseignement secondaire sont plus efficaces.
Mais il y a une deuxième illusion d’optique, qui est fondamentale : il s’agit de l’idée selon laquelle il serait possible d’atteindre l’égalité dans l’éducation tout en laissant inchangé l’environnement familial des familles peu instruites. C’est tout simplement une illusion, notamment parce que même les enfants pris en charge à temps plein de manière précoce passent moins de 40% de leur temps sous la surveillance de leurs parents.

C’est pourquoi le débat durant la dernière décennie a de plus en plus porté sur les mesures mobilisant les parents, les encourageant à fournir à leurs enfants un environnement plus enrichissant, en leur expliquant de manière simple que faire, pourquoi et comment. Les activités éducatives informelles au sein de la famille favorisent grandement la réussite scolaire, mais nombre de parents peu instruits l’ignorent. Il peut s’agir, par exemple, de lire des histoires aux enfants, de chanter des comptines ensemble, et même de leur parler et de les pousser à expliquer pourquoi ils font certaines choses. Il peut également s’agir de trouver les jeux vidéos adéquats quand ils ont quatre ou cinq ans.

La bonne nouvelle, c’est que les sociologues, les économistes et les psychologues ont mis au point un certain nombre d’actions en direction des parents, légères et abordables, qui ont un impact sur les aptitudes cognitives des enfants défavorisés. La technologie peut aider, avec par exemple des programmes de messagerie téléphonique ou des lectures de livres basées sur le partage de vidéos sur le web. Nous disposons d’analyses d’impact rigoureuses qui montrent ce qui fonctionne et ne fonctionne pas en vue de réduire les inégalités précoces. Les décideurs politiques n’ont donc pas d’excuses : ils doivent simplement sélectionner, financer, superviser et évaluer des programmes efficaces.

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