LSE Institute of Global Policy
L’éducation contre les inégalités
Enrico Letta
Doyen de l’École d’Affaires Internationales, Sciences Po (PSIA)
Président de l’APSIA (Association of Professional Schools of International Affairs)

L’accès à l’éducation a toujours été l’un des principaux critères d’évaluation des niveaux d’inégalité et d’inclusion dans une communauté. De nombreuses études ont porté sur le sujet par le passé. Il est intéressant de souligner l’impact que la mobilité internationale croissante a eue et continue d’avoir dans ce domaine.

En raison d’importantes évolutions au cours des deux dernières décennies, l’accroissement des mobilités a profondément altéré le monde de l’éducation, dans le secondaire, et surtout dans l’enseignement universitaire. Avant la révolution de la mobilité, qui a débuté il y a des années et s’est accélérée depuis le début du siècle, la possibilité de voyager à l‘étranger était limitée à un petit nombre. Il y avait alors quelques exceptions à la norme généralisée de cycles d’études effectués au niveau local, ou au plus loin, autre part à l’intérieur du même pays. L’époque que nous vivons a radicalement modifié cette configuration. De nos jours, il existe un marché mondial de l’éducation qui n’est plus exclusivement réservé à une petite minorité, ni réservée à certains pays. Offfre et demande d’éducation se sont développées à une l’échelle mondiale, et croissent de façon rapide et continue. Le marché global éducatif parcourt la planète, franchit les limites et fait tomber les barrières du passé, engendre même une concurrence entre des zones différentes et éloignées les unes des autres. Ce qui était autrefois réservé à quelques personnes seulement s’étend aujourd’hui au monde entier comme jamais auparavant.

Il y a de nombreuses causes à cette révolution. L’émergence des classes moyennes dans les pays qu’on nommait autrefois pays en développement, a eu une forte incidence sur ces dynamiques. En effet, pour la première fois dans l’histoire, la moitié de la population mondiale fait partie de la classe moyenne, un phénomène démographique encore inimaginable lors de la génération précédente.
Il y a de nombreuses causes à cette révolution. L’émergence des classes moyennes dans les pays qu’on nommait autrefois pays en développement, a eu une forte incidence sur ces dynamiques. En effet, pour la première fois dans l’histoire, la moitié de la population mondiale fait partie de la classe moyenne, un phénomène démographique encore inimaginable lors de la génération précédente. Ces pays, en plus d’être désormais largement développés, ont provoqué l’essentiel de la croissance de la demande en éducation à l’échelle planétaire. La principale accélération a débuté en Asie, dans la plupart de ses plus grands pays, mais désormais, d’autres pays en Afrique et en Amérique latine contribuent également à cette impressionnante croissance. Ce sont principalement les classes moyennes et moyennes supérieures, au pouvoir d’achat grandissant, qui sont en train de transformer le marché mondial de l’éducation. Elles ont sans aucun doute modifié les critères de choix et facilité la création d’options quantitativement et qualitativement différentes de celles existantes au siècle passé.

D’autre part, la facilité des déplacements est incontestablement l’une des principales causes de l’émergence et de l’expansion de ce phénomène mondial. L’ouverture des frontières dans l’Union européenne et l’apparition des vols low-cost ont sans aucun doute été deux moteurs formidablement efficaces dans l’augmentation du nombre d’individus ayant des possibilités de mobilité. En à peine un peu plus de vingt ans, la libre circulation des personnes est devenue une réalité en Europe, et est probablement le succès le plus notable de l’ensemble du processus d’intégration. Son impact a été particulièrement impressionnant, parce qu’il ne s’est pas limité à rendre accessibles les différents pays européens aux autres citoyens européens. L’idée de l’Union en tant qu’espace unique au sein duquel les individus peuvent se déplacer librement, qui permet d’envisager de passer sa vie ou une partie de sa vie dans un autre pays que le sien, est désormais consolidée. Les migrations avaient déjà touché les pays européens par le passé, mais la situation était différente de celle de l’actuel espace de libre circulation dans l’UE qui est né de l’accord de Schengen. Les migrations intra-européennes d’autrefois étaient en général des déplacements d’ordre permanent, des allers simples pour ainsi dire. Elles étaient principalement constituées de travailleurs peu qualifiés, qui migraient pour des raisons professionnelles. Le mouvement intra-européen actuel est tout à fait différent. Il varie généralement en fonction du type de population et des pays touchés. Il est bien plus flexible et potentiellement fragmenté. Le déplacement est rarement permanent, puisque la vie professionnelle des individus repose aujourd’hui sur la flexibilité.

À cet égard, l’espace européen correspond bien à la souplesse avec laquelle les personnes vivent aujourd’hui, en particulier les générations les plus jeunes. La possibilité de vivre dans un autre pays, peu éloigné du pays d’origine, pour une courte période, avec l’idée d’y retourner ou d’aller dans un autre pays quand les choix de vie le permettent, offre des perspectives de liberté qui outrepassent les contraintes frontalières d’autrefois ; notamment au cours de la seconde moitié du vingtième siècle. La mobilité est devenue un phénomène de masse, essentiellement en Europe, concerne de plus en plus d’individus et surtout, est multi-générationnelle. Elle concerne souvent les jeunes, mais elle augmente même parmi les personnes plus âgées, en particulier les retraités. Et, bien sûr, le nombre de personnes travaillant dans des pays autres que leur pays d’origine est en hausse. L’espace de libre circulation est de plus en plus apprécié de la population européenne comme moyen d’élargir les horizons et les possibilités.

Il est par conséquent normal que les jeunes générations soient les bénéficiaires les plus naturels de cet élargissement. Et il est naturel que les études soient la première activité à avoir été touchée et révolutionnée par ces changements. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : selon les données de l’UNESCO, le nombre d’étudiants universitaires internationaux dans le monde est passé de 800 000 en 1975 à plus de quatre millions en 2013.

L’application des principes de libre circulation de l’accord de Schengen et du marché unique de l’Union européenne suffisent à eux seuls à expliquer cette hausse de la mobilité dans le cadre des études. Mais il ne fait aucun doute que le succès du programme Erasmus – neuf millions de jeunes y ont participé en 30 ans – est l’autre facteur ayant déclenché ce qui est devenu un mouvement de masse. L’usage de ce terme « masse » ne doit cependant pas induire en erreur. Le programme Erasmus est limité à un petit nombre de jeunes individus comparé aux populations entières de nos pays. Toutefois, en termes absolus, il a touché des millions de personnes en Europe, et même en dehors. Et surtout, c’est un phénomène particulièrement visible, qui a réussi à sensibiliser le public, et à faire de l’éducation quelque chose d’accessible internationalement, qui ne soit plus vu comme quelque chose d’exceptionnel uniquement destiné à quelques privilégiés et à de courageux pionniers. Erasmus a rendu normal ce qui était auparavant une rareté.

En plus des raisons mentionnées ci-dessus, un autre facteur a indéniablement conduit à cette croissance si spectaculaire de l’espace de l’éducation mondiale. Le monde du travail a changé, et l’éducation d’aujourd’hui ne peut plus suivre le schéma qu’elle a toujours suivie. Ce n’est ni le lieu ni le moment d’examiner ces transformations en profondeur. Toutefois, il est clair que travail et emploi ont tellement changé que de nouvelles formes de préparation sont nécessaires. Une plus grande flexibilité, plus d’adaptabilité pour pouvoir passer d’un secteur à un autre, l’impact des nouvelles technologies et un besoin de toujours plus de multilinguisme sont quelques uns des enjeux auxquels les nouveaux programmes de formation doivent s’adapter. L’une des transformations les plus importantes concerne notamment le système d’organisation par discipline d’étude, qui est totalement remis en question. L’éducation du vingtième siècle a été construite à travers des spécialisations qui débutaient au cours des études secondaires et se poursuivaient lors des études universitaires, avec des murs insurmontables entre chaque discipline. Il était inimaginable, sauf cas exceptionnel, d’envisager des filières d’études pluridisciplinaires à grande échelle.

Étudiants marchant dans un couloir
Aujourd’hui, la tendance est à l’opposé. Le monde du travail, et la vie elle-même, poussent désormais à davantage d’interactions entre différents secteurs et disciplines. La nécessité de combiner les savoirs et de faire en sorte que ces combinaisons portent leurs fruits, fait partie des nouveaux défis, fascinants mais néanmoins complexes, du nouveau monde de l’éducation. Par conséquent, la formation moderne s’achemine vers les innovations, pour lesquelles l’ouverture, la flexibilité et la mobilité sont fondamentales.

Ce sont précisément ces caractéristiques qui définissent l’enjeu de cette rénovation, et, simultanément, le risque élevé d’exclusion sociale et la montée des inégalités provoquées par les mutations rapides du monde de l’éducation. Bien qu’il soit avéré qu’un marché mondial est en train de se former sur la base d’une demande croissante d’enseignement supérieur et de l’augmentation correspondante du nombre de formations répondant à ces défis ; il est également avéré que la distance entre ce monde et celui de l’éducation de masse, établi uniquement nationalement et localement, se creuse de manière impressionnante.

Il ne s’agit plus de séparation historique entre une toute petite minorité et la majorité des jeunes de différents pays ; entre l’exception et la règle ; entre un nombre limité d’individus – l’élite cosmopolite et mondialisée ayant eu accès à un enseignement supérieur et aux études à l’étranger – et la masse de tous les autres étudiants d’autre part. 1% de la population d’un côté et les 99% restants de l’autre, pour schématiser. C’était la norme.

Aujourd’hui, le monde de l’éducation se dirige vers une séparation entre les étudiants qui tirent parti des nouvelles opportunités offertes par la mobilité et ceux qui ne le font pas. Mais ceux du premier groupe, ceux qui sont mobiles, ne sont plus la toute petite minorité d’autrefois. Ils sont en train de devenir une part bien plus substantielle du monde de l’éducation, tout en restant une minorité. Importante et allant croissant, mais tout de même une minorité. Dans la plupart des pays à travers le monde, la majorité des étudiants s’en tiennent à des parcours pédagogiques peu ouverts, pas mobiles du tout et profondément enracinés à l’échelle locale.

L’avenir des personnes issues de ces deux mondes différents est de plus en plus divergent. Il est difficile que le type de formation reçue, qu’il s’agisse d’une éducation moderne, ouverte à l’innovation et au mouvement, ou d’une formation dépourvue de ces caractéristiques, n’ait aucune incidence sur le reste de notre vie. Les inégalités vont s’accroitre au lieu de diminuer si le secteur éducatif échoue à relever le défi de cet écart grandissant. Et les inégalités qui sont générées ou accentuées au cours de l’enseignement sont celles qui sont les plus rigides et les plus difficiles à briser plus tard.

Comme j’ai déjà tenté de l’expliquer, il ne s’agit pas seulement d’accroitre le nombre d’élèves ayant accès à des formes d’éducation modernes, mobiles et innovantes. Si c’était si simple, nous serions capables de lutter efficacement contre les inégalités. Le problème est bien plus complexe. Dans nos sociétés, en raison de l’impact des nouvelles technologies, de l’automatisation et des déséquilibres dus à la mondialisation, la barre a été relevée en ce qui concerne les exigences de formation nécessaires pour parvenir à certains types d’emplois. L’automatisation a détruit et continue à détruire un grand nombre d’emplois stables et décents qui nécessitaient peu de formation. La crise que traversent les classes moyennes des pays occidentaux est notamment liée à ces questions. Et la violence du bouleversement social qui touche nos sociétés est en partie la conséquence de la vitesse à laquelle ces changements ont eu lieu, privant les systèmes de protection sociale et le monde des périodes de transition nécessaires pour s’adapter à ces changements. Le sentiment d’insécurité, la nostalgie grandissante du passé, le sentiment d’inadéquation face aux exigences nécessaires pour arriver à suivre les changements en cours, sont des problématiques qui peuvent être expliquées par ces transformations et la rapidité avec laquelle elles surviennent.

L’objectif le plus ambitieux, mais aussi le plus nécessaire aujourd’hui, consiste à nous atteler à l’immense défi que représente la création d’un système éducatif capable de faire face à ces formes d’inégalités et d’offrir des chances égales à tous dans nos sociétés.
Par conséquent, si le monde du travail change si vite, il ne suffit pas que seule une minorité d’étudiants – même si elle est désormais assez importante – puisse accéder aux formes d’éducation les plus avancées, mobiles et innovantes. Parce que le fossé qui est en train de se creuser est plus profond que celui d’autrefois, et parce que la majorité des étudiants risque de se retrouver prise au piège d’un tunnel de frustrations et d’insuffisances, étant donné qu’il ne semble pas que les transformations enclenchées sur le marché du travail ne semblent pas être sur le point de changer.

À cela s’ajoute une autre considération fondamentale, qui est le coût de l’éducation. Si nous examinons le problème dans les termes extrêmement simplistes de deux grands ensembles de formation – l’un mobile et innovant, l’autre traditionnel et local – la question du coût revêt alors une grande importance. Le coût moyen des parcours de formation pour le premier groupe est globalement beaucoup plus élevé que celui du second. Et le facteur coût a évidemment un impact significatif sur les inégalités sociales qui en découlent.

Etudiants à la remise des diplômes
Cette division croissante explique aussi en partie la radicalisation en cours dans nos sociétés. La frustration mène au rejet et à un fort ressentiment à l’égard du système. Certaines tendances politiques récentes, désormais profondément enracinées dans les sociétés des pays développés peuvent également s’expliquer par l’observation de ces changements.

L’objectif le plus ambitieux, mais aussi le plus nécessaire aujourd’hui, consiste à nous atteler à l’immense défi que représente la création d’un système éducatif capable de faire face à ces formes d’inégalités et d’offrir des chances égales à tous dans nos sociétés.

Tout d’abord, nous devons reconnaitre le caractère central du problème. Cela semble déjà être un défi complexe et ambitieux en soi. Il est donc nécessaire de se débarrasser des préjugés et de l’inertie qui conduisent à des dispositifs usés et aux mêmes vieilles recettes, qui étaient pertinentes il y a longtemps, mais qui, comme j’ai tenté de l’expliquer, n’ont rien à voir avec les défis que posent aujourd’hui l’innovation technologique et la mondialisation.

Des réponses nationales et multiformes reposant sur des politiques publiques doivent être mises en place, à la fois dans les domaines de l’éducation, de la fiscalité et du social. Nous avons surtout besoin d’élaborer des réponses qui associent efficacement le secteur public et le secteur privé, car il est évident que l’ampleur de la tâche est telle qu’il n’y a pas d’autre moyen d’obtenir des résultats positifs.

Tout le monde doit être impliqué. Il revient aux pays européens, et plus généralement à ceux d’Europe occidentale, qui sont les plus touchés, d’être les principaux moteurs du changement. Ainsi, le G7, organisation qui représente la plupart de ce qui fut un jour appelé le monde occidental, semble pouvoir être, conjointement avec l’UE et l’OCDE, un acteur majeur de l’immense effort nécessaire pour remédier à ces nouvelles et grandissantes inégalités.

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