LSE Institute of Global Policy
La Mondialisation impose une ambitieuse réforme de la fiscalité internationale
Philippe Martin
Département d’économie, Sciences Po

Le système commercial multilatéral est aujourd’hui menacé par le pays qui fut son principal inspirateur, les États-Unis. La position actuelle de l’administration américaine sur les échanges commerciaux – vus comme un jeu à somme nulle au sein duquel certains pays (avec un excédent commercial) gagnent au détriment des autres (déficitaires) – marque une rupture flagrante vis-à-vis des gouvernements précédents et du consensus des économistes. C’est pourquoi il est essentiel de garder à l’esprit les coûts qu’engendrerait une guerre commerciale. La simulation d’une guerre commerciale (voir Jean, Martin et Sapir, 2018 et Vicard 2018) révèle des pertes importantes et permanentes (de 3% et 4% du PIB pour l’UE, les États-Unis et la Chine et beaucoup plus pour les plus petits pays) comparables à l’estimation de l’impact à long terme de la grande récession. Les avantages du commerce (et les pertes dues à une guerre commerciale) ne doivent pas être surestimées (il y a également des rendements décroissants liés à la libéralisation des échanges) mais ils existent.

Cela ne signifie pas que les avantages de la libéralisation des échanges soient également répartis. En fait, nous savons depuis longtemps que le commerce international peut non seulement accroitre les inégalités mais également produire des perdants (que ce soient des individus ou des régions à l’intérieur des pays).

Ceci pourrait expliquer en partie le contraste frappant entre l’appui des économistes au commerce international et l’opinion publique. 60% des Français ont une opinion négative de la mondialisation et seulement 13% d’entre eux sont favorables à une plus large ouverture des échanges commerciaux. Les Français sont plus critiques vis-à-vis de l’intégration commerciale que ne le sont les Allemands : 75% des Français et 57% des Allemands sont favorables à une meilleure protection contre la concurrence internationale. Par ailleurs, 68% des Français et 55% des Allemands pensent que la mondialisation accroit les inégalités sociales. Les économistes partagent largement ces préoccupations sur les inégalités et pointent le fait que sur les trente dernières années, la mondialisation croissante des échanges a accentué la concurrence entre les marchés, souvent au détriment de certaines catégories de travailleurs dans les pays développés. C’est particulièrement le cas en ce qui concerne l’impact des importations chinoises (voir Author D.H., D. Dorn et G.H. Hanson, 2013, pour le cas américain et Malgouyres C., 2017 pour le cas de la France). Plusieurs études empiriques ont évalué l’impact des importations issues des pays émergents et en développement (principalement la Chine). L’accroissement des inégalités et ses effets sur les salaires et l’emploi dans les pays développés est partiellement imputable à l’augmentation des importations issues des pays émergents et en développement. Les études ont permis de constater que les bassins d’emploi les plus exposés à la concurrence des importations chinoises – intenses en travail non qualifié – sont ceux qui ont subi les plus fortes baisses d’emploi industriel.

La réponse type des économistes consiste à expliquer que si les échanges génèrent globalement des bénéficies mais aussi des gagnants et des perdants, il devrait être possible de transférer une partie de ces profits afin de dédommager les perdants, ou d’utiliser le surcroit de ressources pour améliorer – par la requalification par exemple – le sort de ceux qui ont perdu leur emploi. Cependant, à l’exception possible des pays scandinaves, les pays industrialisés ont échoué à redistribuer les bénéfices de la mondialisation.
La réponse type des économistes consiste à expliquer que si les échanges génèrent globalement des bénéficies mais aussi des gagnants et des perdants, il devrait être possible de transférer une partie de ces profits afin de dédommager les perdants, ou d’utiliser le surcroit de ressources pour améliorer – par la requalification par exemple – le sort de ceux qui ont perdu leur emploi. Cependant, à l’exception possible des pays scandinaves, les pays industrialisés ont échoué à redistribuer les bénéfices de la mondialisation. Ce constat est valable à la fois pour les États-Unis et l’Union européenne. Il existe des instruments visant à atténuer les conséquences néfastes de la libéralisation des échanges (par exemple le Fonds européen d’ajustement à la mondialisation), mais les missions et les ressources assignées à ces instruments sont manifestement insuffisantes. Il se peut que le commerce représente une somme positive pour les pays dans leur ensemble, mais nous avons échoué à faire en sorte que ce soit le cas pour tous à l’intérieur des pays. Pourquoi ? Des facteurs d’ordre politique existent, mais il faut également mentionner ceux d’ordre financier. Au moment même où la mondialisation des échanges devrait avoir conduit à plus de redistribution des gagnants vers les perdants afin de la rendre viable sur le plan social et politique, la libéralisation financière a compliqué la tâche des gouvernements pour taxer les gagnants. La mobilité du capital, de la production et de la base imposable a en effet rendu cette redistribution plus difficile. Elle a permis que les gains liés la mondialisation et aux technologies, réalisés par des individus et des entreprises multinationales, puissent être plus aisément transférés vers des pays à faible fiscalité. Dans les faits, à l’instar de la concurrence et de l’optimisation fiscale (ou même de l’évasion fiscale), elle exerce une pression sans précédent sur nos systèmes de redistribution. L’intégration commerciale incite également à jouer le jeu de la concurrence fiscale, car elle facilite la relocalisation de la production en échange d’avantages fiscaux. L’intégration (en particulier les services, qui sont un facteur clé de transfert des bénéfices en direction des paradis fiscaux) et la libéralisation des échanges commerciaux, empêchent les pays d’imposer les gagnants (les grandes multinationales par exemple) et de redistribuer efficacement vers les perdants. En outre, les transferts de bénéfices effectués par les multinationales diminuent le consentement des citoyens ordinaires à payer leurs impôts (un problème évident de justice et d’équité au cours de la récente crise des « gilets jaunes » en France), ce qui pèse encore d’avantage sur les finances publiques. L’évaluation de l’ampleur des transferts de bénéfices reste sujette à incertitude, en raison du manque d’informations détaillées et exhaustives au niveau des entreprises, ainsi que de données comparables entre les pays. En comparant les rapports bénéfices-salaires des entreprises multinationales dans les paradis fiscaux et dans les pays à fiscalité élevée, il est tout de même possible d’identifier les profits « anormaux » imputables au transfert de bénéfices. À l’échelle mondiale, les travaux récents d’économistes (voir Torslov, T., L. Wier et G. Zucman, 2018) estiment qu’en 2015, les entreprises multinationales ont placé 600 milliards d’euros de profits dans des paradis fiscaux, soit environ 40% de leurs profits étrangers, ce qui représente une forte hausse depuis le milieu des années 90. Les multinationales ne transfèrent pas seulement leurs bénéfices vers les paradis fiscaux, elles y transfèrent également leur chiffre d’affaires, afin de déconnecter d’avantage le chiffre d’affaires de la production, et d’éviter de payer l’impôt sur les sociétés (voir Laffitte et Toubal, 2019). La numérisation de l’économie accentue ce phénomène, mais le problème de la fiscalité internationale ne se limite pas au secteur numérique.

Les gouvernements ont tardé à réagir, mais le projet actuel Érosion de la base d’imposition et transfert de bénéfices (BEPS), mené par le G20 et l’OCDE, est prometteur. Le système d’imposition internationale est en crise profonde et doit effectivement être réformé en urgence. La baisse des transferts de bénéfices n’aurait pas seulement pour effet d’accroitre les recettes fiscales de la plupart des pays. Elle atténuerait également la tendance globale visant à réduire l’imposition sur les sociétés. La période durant laquelle le seul et unique objectif des règles de la fiscalité internationale était de faciliter le développement du commerce et des investissements internationaux par la suppression de la double imposition est révolue. L’objectif d’équité (de sorte que les pays obtiennent leur « juste » part de recettes fiscales mais aussi que les facteurs les plus mobiles paient leur « juste » part) doit désormais être au cœur de la réforme du système d’imposition internationale. La mondialisation ne sera viable socialement et politiquement que si l’on s’attaque à la perception d’une absence d’équité relative à la contribution des vainqueurs de la mondialisation et du progrès technologique.

La Mondialisation impose une ambitieuse réforme de la fiscalité internationale
Author D.H., D. Dorn et G.H. Hanson (2013) : « The China Syndrome : Local Labor Market Effects of Import Competition in the United States », American Economic Review, vol. 103, n°6

Jean Sébastien, Philippe Martin et André Sapir, « Avis de tempête sur le commerce international : quelle stratégie pour l’Europe ? » Les notes du conseil d’analyse économique, n°46, Juillet 2018

Laffitte, S. et F. Toubal. (2019) : « L’évitement fiscal des multinationales : le rôle clé des plateformes de vente installées dans les paradis fiscaux », CEPII

Malgouyres C. (2017) : « The Impact of Chinese Import Competition on the Local Structure of Employment and Wages : Evidence from France », Journal of Regional Science, vol. 5, n°3, pp. 411-441.

Torslov, T., L. Wier et G. Zucman (2018) : « The Missing Profits of Nations », NBER working papers, n°24701

Vicard V. (2018) : « Une estimation de l’impact des politiques commerciales sur le PIB par les nouveaux modèles quantitatifs de commerce », Focus du CAE, n°22, Juillet.

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