Département d’économie, Sciences Po
Le système commercial multilatéral est aujourd’hui menacé par le pays qui fut son principal inspirateur, les États-Unis. La position actuelle de l’administration américaine sur les échanges commerciaux – vus comme un jeu à somme nulle au sein duquel certains pays (avec un excédent commercial) gagnent au détriment des autres (déficitaires) – marque une rupture flagrante vis-à-vis des gouvernements précédents et du consensus des économistes. C’est pourquoi il est essentiel de garder à l’esprit les coûts qu’engendrerait une guerre commerciale. La simulation d’une guerre commerciale (voir Jean, Martin et Sapir, 2018 et Vicard 2018) révèle des pertes importantes et permanentes (de 3% et 4% du PIB pour l’UE, les États-Unis et la Chine et beaucoup plus pour les plus petits pays) comparables à l’estimation de l’impact à long terme de la grande récession. Les avantages du commerce (et les pertes dues à une guerre commerciale) ne doivent pas être surestimées (il y a également des rendements décroissants liés à la libéralisation des échanges) mais ils existent.
Cela ne signifie pas que les avantages de la libéralisation des échanges soient également répartis. En fait, nous savons depuis longtemps que le commerce international peut non seulement accroitre les inégalités mais également produire des perdants (que ce soient des individus ou des régions à l’intérieur des pays).
Ceci pourrait expliquer en partie le contraste frappant entre l’appui des économistes au commerce international et l’opinion publique. 60% des Français ont une opinion négative de la mondialisation et seulement 13% d’entre eux sont favorables à une plus large ouverture des échanges commerciaux. Les Français sont plus critiques vis-à-vis de l’intégration commerciale que ne le sont les Allemands : 75% des Français et 57% des Allemands sont favorables à une meilleure protection contre la concurrence internationale. Par ailleurs, 68% des Français et 55% des Allemands pensent que la mondialisation accroit les inégalités sociales. Les économistes partagent largement ces préoccupations sur les inégalités et pointent le fait que sur les trente dernières années, la mondialisation croissante des échanges a accentué la concurrence entre les marchés, souvent au détriment de certaines catégories de travailleurs dans les pays développés. C’est particulièrement le cas en ce qui concerne l’impact des importations chinoises (voir Author D.H., D. Dorn et G.H. Hanson, 2013, pour le cas américain et Malgouyres C., 2017 pour le cas de la France). Plusieurs études empiriques ont évalué l’impact des importations issues des pays émergents et en développement (principalement la Chine). L’accroissement des inégalités et ses effets sur les salaires et l’emploi dans les pays développés est partiellement imputable à l’augmentation des importations issues des pays émergents et en développement. Les études ont permis de constater que les bassins d’emploi les plus exposés à la concurrence des importations chinoises – intenses en travail non qualifié – sont ceux qui ont subi les plus fortes baisses d’emploi industriel.
Les gouvernements ont tardé à réagir, mais le projet actuel Érosion de la base d’imposition et transfert de bénéfices (BEPS), mené par le G20 et l’OCDE, est prometteur. Le système d’imposition internationale est en crise profonde et doit effectivement être réformé en urgence. La baisse des transferts de bénéfices n’aurait pas seulement pour effet d’accroitre les recettes fiscales de la plupart des pays. Elle atténuerait également la tendance globale visant à réduire l’imposition sur les sociétés. La période durant laquelle le seul et unique objectif des règles de la fiscalité internationale était de faciliter le développement du commerce et des investissements internationaux par la suppression de la double imposition est révolue. L’objectif d’équité (de sorte que les pays obtiennent leur « juste » part de recettes fiscales mais aussi que les facteurs les plus mobiles paient leur « juste » part) doit désormais être au cœur de la réforme du système d’imposition internationale. La mondialisation ne sera viable socialement et politiquement que si l’on s’attaque à la perception d’une absence d’équité relative à la contribution des vainqueurs de la mondialisation et du progrès technologique.
Jean Sébastien, Philippe Martin et André Sapir, « Avis de tempête sur le commerce international : quelle stratégie pour l’Europe ? » Les notes du conseil d’analyse économique, n°46, Juillet 2018
Laffitte, S. et F. Toubal. (2019) : « L’évitement fiscal des multinationales : le rôle clé des plateformes de vente installées dans les paradis fiscaux », CEPII
Malgouyres C. (2017) : « The Impact of Chinese Import Competition on the Local Structure of Employment and Wages : Evidence from France », Journal of Regional Science, vol. 5, n°3, pp. 411-441.
Torslov, T., L. Wier et G. Zucman (2018) : « The Missing Profits of Nations », NBER working papers, n°24701
Vicard V. (2018) : « Une estimation de l’impact des politiques commerciales sur le PIB par les nouveaux modèles quantitatifs de commerce », Focus du CAE, n°22, Juillet.