Professeure de Science Politique, Sciences Po (CEE, MaxPo et LIEPP)
Malgré un large consensus pour dénoncer les effets néfastes de la concurrence en matière d’impôt sur les sociétés, le multilatéralisme peine à être efficace en matière de coopération fiscale. Les tentatives répétées visant à harmoniser la fiscalité des entreprises, si elles ont pris de l’ampleur depuis la crise financière (avec des propositions importantes de la part de l’OCDE et de l’Union européenne), n’ont pas vraiment débouché sur une mise en oeuvre, ni même un accord entre les partenaires sur ce qu’il faudrait faire. Cet échec démontre qu’il est nécessaire que le G7 fasse preuve de leadership afin de répondre aux préoccupations des pays qui ont le plus à perdre d’une harmonisation de l’impôt sur les sociétés.
Effets néfastes
Dans le passé, les partisans de la concurrence fiscale ont souligné ses effets positifs sur l’efficacité gouvernementale, supposée améliorer les services publics pour pallier le caractère fluctuant des revenus. Cet argument ne tient généralement pas pour ce qui est de l’impôt sur les sociétés, étant donné que les entreprises sont beaucoup plus mobiles que les citoyens. Par conséquent, nous pouvons observer un « nivellement par le bas » des taux d’imposition sur les sociétés. Les choix publics sont détournés au profit des entreprises les plus mobiles, avec une part de plus en plus importante de charge fiscale assumée par les composantes les moins mobiles de la population d’un pays. En outre, la concurrence fiscale fait porter le fardeau administratif sur les entreprises qui interviennent dans plus d’un pays, puisque ces dernières doivent s’adapter à des régimes fiscaux variés et changeant fréquemment, sans avoir la possibilité de consolider les profits et les pertes à l’échelle de l’entreprise. À l’origine, la volonté d’éviter la double imposition des entreprises, et donc la discrimination des filiales étrangères, a été le principal moteur des premiers appels à harmoniser l’impôt sur les sociétés en Europe.
Source: OECD.Stat
Le fait que les privilèges fiscaux des grandes entreprises multinationales indignent les citoyens ordinaires n’ayant pas les mêmes possibilités d’alléger leurs obligations fiscales légales n’est pas étonnant. La lutte contre les inégalités nécessite de préserver la cohésion sociale entre les actionnaires des entreprises, les travailleurs et les consommateurs. Une fiscalité équitable des entreprises est essentielle à sa réalisation.
Un accord difficile
Cette prise de conscience a poussé les gouvernements à chercher des solutions multilatérales afin de stopper la spirale négative de l’imposition des entreprises. L’Union européenne est la plus directement concernée, puisque son marché intégré et non discriminatoire est aujourd’hui exploité par de petits États membres qui utilisent la fiscalité pour attirer les investissements étrangers directs. L’imposition comme attribut essentiel de la souveraineté nationale a toujours été une question délicate pour les États membres et est encore à ce jour tenue au principe d’unanimité. Les propositions pour assortir le marché unique d’une harmonisation de l’impôt sur les sociétés ont par conséquent été infructueuses jusqu’à la fin des années 2000. En 2016, la commission Juncker – sous pression depuis le récent scandale des Lux Leaks – a proposé une directive en deux étapes pour une Assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés (ACCIS), qui prévoit un ensemble unique de règles fiscales pour l’imposition sur les sociétés, en permettant des variations au niveau national, mais qui répartit les recettes fiscales parmi les États membres concernés.
L’adoption de ces dispositifs au Conseil est encore en suspens, mais on peut s’attendre à un refus des États membres qui risquent de perdre un part importante de leurs recettes fiscales. La tension était palpable au printemps dernier, quand le Conseil a été incapable de parvenir à un consensus concernant la taxe sur le numérique, qui aurait permis d’imposer des géants comme Google, Amazon, ou Facebook. Par crainte des conséquences sur d’autres aspects de leur économie numérique, l’Irlande et les pays scandinaves ont même rejeté la version édulcorée pour laquelle plaidaient la France et l’Allemagne.
Quand il s’agit d’imposition sur les sociétés, qui touche au coeur des modèles de développement économique en Europe, l’Union européenne est incapable de définir une position commune. Non seulement elle échoue à devenir une référence pour la réglementation mondiale, mais la fragmentation actuelle est également néfaste pour les États membres, les entreprises et les citoyens.
En outre, cette situation entrave l’intégration dans des domaines essentiels tels que l’union bancaire et l’intégration du marché des capitaux, et nuit donc au marché unique. Sans harmonisation de l’imposition sur les sociétés, l’Union européenne risque de perdre sur tous les fronts.
Une voie plus prometteuse semble se dessiner par l’initiative Érosion de la base d’imposition et transfert de bénéfices (BEPS) de l’OCDE, lancée par le G20 à Kyoto en 2016. En essayant de rendre plus cohérentes les règles fiscales internationales, en imposant l’échange d’informations et en éliminant les failles permettant l’évasion fiscale, le BEPS comptabilise 125 pays membres volontaires issus de l’OCDE et des pays en développement. Grâce à des normes minimales contre les pratiques fiscales nocives et les abus des conventions fiscales, la déclaration pays par pays et les procédures d’accord mutuel, le BEPS ouvre la voie à une coordination plus transparente des politiques en matière d’impôt sur les sociétés.
L’efficacité d’une telle coordination est déjà visible dans le domaine des comptes offshore. Grâce à l’échange automatique d’information de l’OCDE, les données fiscales sont désormais transmises par l’intermédiaire de 4500 accords bilatéraux. En raison de ce bouleversement, les dépôts bancaires des particuliers et des entreprises dans les centres financiers internationaux ont chuté de 34% au cours des dix dernières années, ce qui représente 489 milliards d’euros, et a généré une recette fiscale supplémentaire de 95 milliards d’euros dans le monde.
Tandis que la coordination fiscale et l’échange d’informations progressent dans l’OCDE, les pays et les entreprises multinationales se familiarisent avec un nouvel environnement de règles fiscales internationales qui vont influer sur les stratégies d’investissement et définir les règles pour imposer l’économie numérique. Cela a ouvert la voie à un rare moment de consensus au sein du G20 en juin dernier, sur l’adoption d’un taux minimum d’imposition pour les grandes entreprises de technologie et d’un cadre pour le calcul de l’impôt, malgré les inquiétudes exprimées précédemment par les États-Unis quant au fait que la proposition franco-britannique visait particulièrement des entreprises américaines. Ayant pour ambition de publier un plan de travail à mettre en œuvre d’ici 2020, l’OCDE s’est imposée comme le pôle de coordination central de la concurrence fiscale mondiale.
Un leadership nécessaire du G7
Les récents accords de l’OCDE et le rôle déterminant joué par le Japon pour faciliter la réalisation de ce programme doivent être salués comme l’un des changements de paradigme les plus prometteurs dans la gouvernance fiscale mondiale, qui contribuerait grandement à la lutte contre les inégalités. Mais tout dépend maintenant des mesures concrètes qui seront prises pour y parvenir. Tous les avantages d’un consensus multilatéral peuvent être anéantis pendant le processus de mise en œuvre.
Source: New York Times, analyse des données du Bureau of Economic Analysis par Brad Setser et Cole Frank