LSE Institute of Global Policy
Justice fiscale des entreprises
Cornelia Woll
Professeure de Science Politique, Sciences Po (CEE, MaxPo et LIEPP)

Malgré un large consensus pour dénoncer les effets néfastes de la concurrence en matière d’impôt sur les sociétés, le multilatéralisme peine à être efficace en matière de coopération fiscale. Les tentatives répétées visant à harmoniser la fiscalité des entreprises, si elles ont pris de l’ampleur depuis la crise financière (avec des propositions importantes de la part de l’OCDE et de l’Union européenne), n’ont pas vraiment débouché sur une mise en oeuvre, ni même un accord entre les partenaires sur ce qu’il faudrait faire. Cet échec démontre qu’il est nécessaire que le G7 fasse preuve de leadership afin de répondre aux préoccupations des pays qui ont le plus à perdre d’une harmonisation de l’impôt sur les sociétés.

Effets néfastes
Dans le passé, les partisans de la concurrence fiscale ont souligné ses effets positifs sur l’efficacité gouvernementale, supposée améliorer les services publics pour pallier le caractère fluctuant des revenus. Cet argument ne tient généralement pas pour ce qui est de l’impôt sur les sociétés, étant donné que les entreprises sont beaucoup plus mobiles que les citoyens. Par conséquent, nous pouvons observer un « nivellement par le bas » des taux d’imposition sur les sociétés. Les choix publics sont détournés au profit des entreprises les plus mobiles, avec une part de plus en plus importante de charge fiscale assumée par les composantes les moins mobiles de la population d’un pays. En outre, la concurrence fiscale fait porter le fardeau administratif sur les entreprises qui interviennent dans plus d’un pays, puisque ces dernières doivent s’adapter à des régimes fiscaux variés et changeant fréquemment, sans avoir la possibilité de consolider les profits et les pertes à l’échelle de l’entreprise. À l’origine, la volonté d’éviter la double imposition des entreprises, et donc la discrimination des filiales étrangères, a été le principal moteur des premiers appels à harmoniser l’impôt sur les sociétés en Europe.

Graphique 1: Baisse des taux d’imposition sur les sociétés
Source: OECD.Stat
Baisse des taux d’imposition sur les sociétés
Le diagnostic du problème a changé au cours de la dernière décennie, auquel les révélations sur l’ampleur de l’évasion et de l’optimisation fiscale des entreprises multinationales ne sont pas étrangères. La crise de la dette souveraine en Europe a par ailleurs braqué les projecteurs sur la capacité fiscale des pays, soit quand ceux à faible niveau d’imposition sur les sociétés ont réclamé une aide internationale pour éviter un défaut souverain, ou quand des pays à taux élevé d’imposition sur les sociétés ont vu le budget de l’État s’amenuiser.
Il est intéressant de constater l’importance grandissante prise par les paradis fiscaux dans les bénéfices des entreprises américaines. Alors que les bénéfices ont à peine évolué dans les grandes économies où sont situés les consommateurs, ces derniers ont été multiplié par plus de sept en seulement 20 ans dans sept nations à faible fiscalité : aux Pays-Bas, en Irlande, aux Bermudes, au Luxembourg, en Suisse, dans les Caraïbes britanniques et à Singapour. C’est ce qu’a montré Brad Setser dans une tribune publiée dans le New York Times du 6 février 2019. L’Irlande seule est aujourd’hui aussi importante pour les bénéfices des entreprises américaines que l’Italie, la France, l’Allemagne, le Japon, l’Inde et la Chine réunis.

Le fait que les privilèges fiscaux des grandes entreprises multinationales indignent les citoyens ordinaires n’ayant pas les mêmes possibilités d’alléger leurs obligations fiscales légales n’est pas étonnant. La lutte contre les inégalités nécessite de préserver la cohésion sociale entre les actionnaires des entreprises, les travailleurs et les consommateurs. Une fiscalité équitable des entreprises est essentielle à sa réalisation.

Un accord difficile
Cette prise de conscience a poussé les gouvernements à chercher des solutions multilatérales afin de stopper la spirale négative de l’imposition des entreprises. L’Union européenne est la plus directement concernée, puisque son marché intégré et non discriminatoire est aujourd’hui exploité par de petits États membres qui utilisent la fiscalité pour attirer les investissements étrangers directs. L’imposition comme attribut essentiel de la souveraineté nationale a toujours été une question délicate pour les États membres et est encore à ce jour tenue au principe d’unanimité. Les propositions pour assortir le marché unique d’une harmonisation de l’impôt sur les sociétés ont par conséquent été infructueuses jusqu’à la fin des années 2000. En 2016, la commission Juncker – sous pression depuis le récent scandale des Lux Leaks – a proposé une directive en deux étapes pour une Assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés (ACCIS), qui prévoit un ensemble unique de règles fiscales pour l’imposition sur les sociétés, en permettant des variations au niveau national, mais qui répartit les recettes fiscales parmi les États membres concernés.

L’adoption de ces dispositifs au Conseil est encore en suspens, mais on peut s’attendre à un refus des États membres qui risquent de perdre un part importante de leurs recettes fiscales. La tension était palpable au printemps dernier, quand le Conseil a été incapable de parvenir à un consensus concernant la taxe sur le numérique, qui aurait permis d’imposer des géants comme Google, Amazon, ou Facebook. Par crainte des conséquences sur d’autres aspects de leur économie numérique, l’Irlande et les pays scandinaves ont même rejeté la version édulcorée pour laquelle plaidaient la France et l’Allemagne.

Quand il s’agit d’imposition sur les sociétés, qui touche au coeur des modèles de développement économique en Europe, l’Union européenne est incapable de définir une position commune. Non seulement elle échoue à devenir une référence pour la réglementation mondiale, mais la fragmentation actuelle est également néfaste pour les États membres, les entreprises et les citoyens.

En outre, cette situation entrave l’intégration dans des domaines essentiels tels que l’union bancaire et l’intégration du marché des capitaux, et nuit donc au marché unique. Sans harmonisation de l’imposition sur les sociétés, l’Union européenne risque de perdre sur tous les fronts.

Une voie plus prometteuse semble se dessiner par l’initiative Érosion de la base d’imposition et transfert de bénéfices (BEPS) de l’OCDE, lancée par le G20 à Kyoto en 2016. En essayant de rendre plus cohérentes les règles fiscales internationales, en imposant l’échange d’informations et en éliminant les failles permettant l’évasion fiscale, le BEPS comptabilise 125 pays membres volontaires issus de l’OCDE et des pays en développement. Grâce à des normes minimales contre les pratiques fiscales nocives et les abus des conventions fiscales, la déclaration pays par pays et les procédures d’accord mutuel, le BEPS ouvre la voie à une coordination plus transparente des politiques en matière d’impôt sur les sociétés.

L’efficacité d’une telle coordination est déjà visible dans le domaine des comptes offshore. Grâce à l’échange automatique d’information de l’OCDE, les données fiscales sont désormais transmises par l’intermédiaire de 4500 accords bilatéraux. En raison de ce bouleversement, les dépôts bancaires des particuliers et des entreprises dans les centres financiers internationaux ont chuté de 34% au cours des dix dernières années, ce qui représente 489 milliards d’euros, et a généré une recette fiscale supplémentaire de 95 milliards d’euros dans le monde.

Tandis que la coordination fiscale et l’échange d’informations progressent dans l’OCDE, les pays et les entreprises multinationales se familiarisent avec un nouvel environnement de règles fiscales internationales qui vont influer sur les stratégies d’investissement et définir les règles pour imposer l’économie numérique. Cela a ouvert la voie à un rare moment de consensus au sein du G20 en juin dernier, sur l’adoption d’un taux minimum d’imposition pour les grandes entreprises de technologie et d’un cadre pour le calcul de l’impôt, malgré les inquiétudes exprimées précédemment par les États-Unis quant au fait que la proposition franco-britannique visait particulièrement des entreprises américaines. Ayant pour ambition de publier un plan de travail à mettre en œuvre d’ici 2020, l’OCDE s’est imposée comme le pôle de coordination central de la concurrence fiscale mondiale.

Un leadership nécessaire du G7
Les récents accords de l’OCDE et le rôle déterminant joué par le Japon pour faciliter la réalisation de ce programme doivent être salués comme l’un des changements de paradigme les plus prometteurs dans la gouvernance fiscale mondiale, qui contribuerait grandement à la lutte contre les inégalités. Mais tout dépend maintenant des mesures concrètes qui seront prises pour y parvenir. Tous les avantages d’un consensus multilatéral peuvent être anéantis pendant le processus de mise en œuvre.

C’est la raison pour laquelle le leadership du G7 est essentiel pour ouvrir la voie aux ambitieux objectifs du G20. Il est primordial que le G7 et l’UE travaillent main dans la main sur les recommandations de l’OCDE afin de faciliter la coopération entre les autorités fiscales. Pour tous les pays impliqués dans les négociations, la question clé sera de savoir ce qui adviendra en l’absence d’accord. Si cette position par défaut permet aux pays qui profitent de l’actuelle absence de réglementation d’en tirer des avantages, il sera plus difficile de parvenir à un accord. Les pays les plus désireux d’aller de l’avant ont toutefois souligné qu’ils étaient disposés à prendre des mesures unilatéralement. Le Royaume-Uni a par exemple déjà annoncé une taxe de 2% sur les ventes de services numériques à partir d’avril 2020. C’est un signal clair qu’un retour en arrière est peu probable. Afin d’éviter une myriade de solutions pays par pays que les entreprises pourraient de nouveau chercher à monter les unes contre les autres, le G7 devra resserrer les rangs et prendre les devants collectivement sur cette question d’importance.
Graphique 2: Pays d’origine des bénéfices des entreprises américaines
Source: New York Times, analyse des données du Bureau of Economic Analysis par Brad Setser et Cole Frank
Country of origin of US corporate profits
Le G7 a l’opportunité d’envoyer un message fort sur les inégalités mondiales en continuant à renforcer la lutte contre l’optimisation fiscale des entreprises. Il devra stimuler conjointement les taux minimum d’imposition, réaffirmer les principes centraux qui guideront sa mise en œuvre, et être pionniers dans le cadre d’une coopération des autorités fiscales qui rendra les abus de moins en moins probables dans les principales économies du monde. Le ferme soutien du G7 aidera à l’instauration d’une norme pour le plan de travail du G20 et favorisera un accord européen pour un régime commun et consolidé de l’impôt sur les sociétés. L’alternative serait un monde dans lequel les entreprises multinationales tirent profit des marchés mondiaux et où les ouvernements aux compétences politiques bien moindres mèneraient une bataille perdue d’avance. Dans un tel contexte, la lutte contre les inégalités mondiales serait vouée à l’échec.
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